De l’état d’urgence à l’État policier …
Jour gris. L’air est frais mais joyeux à République. Nous avions décidé, mon copain et moi, de nous y rendre un peu par curiosité, histoire de sentir l’ambiance, de voir comment allaient se dérouler les événements malgré les interdictions. Nous étions aussi et surtout venus pour la manifestation autorisée, la chaîne humaine entre Oberkampf et Nation, rassemblant plusieurs dizaines d’associations et partis écologistes et altermondialistes, proposée un peu en urgence en remplacement de la manifestation.
13h. Un public très varié peuple la place. C’est une grande convivialité qui se dégage. Des petits groupes de discussion se forment spontanément, des gens discutent, échangent, partagent. Des pancartes sont brandies, des bras s’entrouvrent, des mains se tendent. Les médias couvrent l’événement un peu partout, nous croisons BFMTV, I>télé, quelques chaînes étrangères, une brésilienne, une américaine, une espagnole. Tout semble bien se passer et rien ne semble pouvoir briser cette ambiance bon enfant.
Nous partons en direction de Nation pour observer la chaîne humaine. Très impressionnante, elle est divisée en plusieurs secteurs, chacun ayant son slogan et son sujet spécifique (la nature, les responsables les emplois climatiques, les solutions à apporter, etc.). Nous y croisons de tout et les sourires sont sur toutes les lèvres, les gens sont heureux d’être là, les gens chantent et dansent pour le climat.
14h. Après une petite heure, nous retournons vers République pour voir comment évolue la situation, la chaîne va bientôt se terminer et les gens commencent petit à petit à rentrer. République est toujours calme, nous entendons des gens entonner : « Si on ne marche pas, ça ne marchera pas ». La police montre progressivement le bout de son nez. La place commence à être fermée à la circulation, les policiers ferment tous les axes. Naturellement, un petit cortège se forme et tourne autour de la place.
Nous apercevons des drapeaux d’Alternative Libertaire, des slogans évoquent l’interdiction de manifester et l’état d’urgence. Par moment, le groupement tente de s’engouffrer dans certaines rues adjacentes, et est rapidement bloqué. Des petites provocations commencent, la foule teste la police, se rapproche d’elle. Les policiers, sans sommation, usent des gaz lacrymogènes, les premiers dérapages commencent. Sifflements, cris, incompréhension. S’engouffrent tout devant des petits groupes masqués, se protégeant derrière une barrière pour provoquer volontairement les forces de police et jeter ce qu’ils trouvent sur ces dernières. À partir de là, les bombes lacrymogènes sont lancées et l’esprit amical s’envole. Certains décident même de regagner la place, voyant la situation se boucher. C’est finalement le cortège tout entier qui rebrousse chemin pour continuer ses petits tours.
La situation se complique à mesure que le temps passe. Le défilé se désorganise et se désagrège. La circulation devient complexe à mesure que l’ambiance se réchauffe. Nous essayons tant bien que mal d’éviter les secteurs violents et nous éloignons le plus possible des jets, aussi bien des manifestants que de la police. Nous finissons globalement vers l’ouest de la place où l’ambiance semble beaucoup plus calme. Les manifestants les plus pacifiques sont là et s’asseyent, des clowns font des petits jeux et une femme joue un morceau de saxophone. Loin vers l’est, la violence est réelle, la police charge et commence à interpeller les plus violents, des Black Blocks, des casseurs. De notre côté la police ne bouge pas, elle demande une fois à la foule, avec un petit mégaphone à peine audible, de se disperser, ce que certains tentent de faire. Les policiers trient sur le volet, ceux qui ont une « gueule de manifestants » ne sortent pas, visiblement, il suffisait d’avoir les cheveux longs et une petite barbe comme moi pour être refusé.
Une incompréhension générale se dégage : Les forces de l’ordre nous demandent de nous disperser mais ne veulent pas nous faire sortir ? Nous sommes bloqués, toujours à l’ouest de la place. Le métro a bien évidemment été fermé entre temps et un stress se ressent chez certains, qui, parfois, n’étaient même pas des manifestants, mais de simples passants. Une vieille dame téléphone à son mari pour le prévenir de son possible retard.
L’espace se réduit, les plus violents ont, semble-t-il, été isolés à l’autre bout de la place. Les camions font sonner leurs sirènes et avancent petit à petit vers les manifestants pacifiques, écrasant au passage quelques bougies et quelques pancartes. Nous observons, un peu étonnés, le spectacle qui se déroule devant nous. Nous n’apercevons même plus la partie est de la place, enfumée par le gaz. Nous entendons parler des dégradations du mémorial par la police et par certains casseurs, nous sommes indignés, et impuissants…
C’est une tout autre ambiance désormais, nous déambulons entre 4 murs de policiers, bouclier dans une main, matraque dans l’autre. Ils sont méfiants, nous regardent prêts à bondir, se rapprochent à pas de velours. Il fait de plus en plus froid à présent et la nuit commence à tomber, nous pensons tous inconsciemment que la situation est désormais calmée, que les policiers vont repartir, voyant que nous sommes non-violents. Certains continuent de danser et de chanter, les clowns sont toujours là pour faire rire les manifestants, se rassemblent en petit cortège, « Pas content, pas content, pas content, pas content, pas content » crient-ils, d’autres imitent les policiers sur un ton moqueur « Circuleeeez, circuleeeez », un drapeau « PAIX » multicolore flotte, je devine une rose blanche accrochée à un poteau derrière. Combien de temps allons-nous rester comme ça ?
Tout se déroule ensuite très vite. Inexplicablement quelques policiers se rapprochent et commencent à prendre violemment par le bras, au hasard, arbitrairement, des manifestants assis par terre. Quelques-uns se rapprochent pour les protéger, un mouvement de foule se crée. Panique générale. La police avance. Je sens soudainement une douleur au bras : une main l’entoure, celle d’un policier. Mon petit copain tente de me retenir mais ne fait visiblement pas le poids, le policier m’arrache de la foule et me pousse sauvagement derrière le mur des CRS.
« Tu vas bien te faire enculer petit fils de pute, tu vas crever, ferme ta gueule ! »
Je ne me débats pas et tente de montrer ma volonté de coopérer. Deux agents me tiennent les bras, je ne marche presque plus. Ils me portent jusqu’aux véhicules de police. J’entends un bruit métallique, mes clés sont tombées.
« On s’en bat les couilles de tes clés fils de pute, tu fermes ta gueule et t’avances putain ! » Dit-il en me secouant le bras.
Un homme, visiblement photographe, les ramasse et me les redonne (d’ailleurs, merci infiniment Monsieur, qui que vous soyez, vous êtes quelqu’un de bien). Je suis plaqué contre le camion, fouillé, tiré vers le bus, et forcé à rentrer à l’intérieur. Je rejoins un petit groupe. Une femme faisait partie des clowns, les têtes sont très différentes d’une personne à une autre, certains rient, d’autres pleurent, d’autres ont peur, grand écart.
Nous attendons longtemps avant de partir, des personnes dehors nous applaudissent quand le car part. Je prends mon téléphone pour appeler ma mère et tweeter une photo du bus. Mon amoureux est resté dans la foule, je panique, j’ai peur. Et j’ai honte… De mon pays.
15h45. Dans le bus, on discute de nos droits, ce qu’il faut dire ou non, on parle avocat, on échange des numéros et des impressions, des peines et des solutions. Nous arrivons visiblement au commissariat de Clignancourt. Nous descendons 5 par 5 et entrons par un parking sous-terrain escorté par des policiers, toujours en costume de Robocop. Fouille, je retire manteau, chaussures, téléphone, papiers, ceinture et j’entre dans le dépôt. Nous sommes placés en garde à vue pour participation à une manifestation interdite et refus d’obtempérer aux sommations des policiers. On prend notre identité, je discute brièvement avec un policier.
– C’est quand même assez étrange d’interdire une manifestation mais d’autoriser un marché de Noël en plein Paris, non ?
– Non mais c’est pas la même chose, là c’est politique, vous comprenez qu’il y a un climat tendu en ce moment.
– Donc en fait, la démocratie des fois ça marche et des fois ça marche pas ?
– Oui c’est un peu ç… Non enfin non, mais bon des fois il vaut mieux se taire quoi.
– …
Lors de la signature des papiers de garde à vue, on nous déconseille de prendre un avocat et un médecin, cela rallongerait la procédure. J’apprendrai à ma sortie qu’il aurait peut-être mieux fallu insister pour en avoir un. Nous sommes placés dans des cellules collectives, environ 30 personnes, par sexe. Je sympathise avec quelques personnes. Pour quasiment tout le monde c’est la toute première garde à vue de leur vie, personne ne sait vraiment ce qui se passe, ni pourquoi ils sont là. La moyenne d’âge est d’environ 20 ans. Un homme plus vieux, que j’ai revu plus tard, sur des images, touché par une bombe lacrymogène, est également là. Il a des difficultés à marcher. Tout comme ce jeune homme au fond de la cellule, dont le pantalon a été carrément déchiré. Nous goûtons tous au sadisme des policiers qui sont visiblement très amusés de pouvoir décider quand nous pourrons aller aux toilettes et quand nous pourrons boire de l’eau. On refuse même pendant un temps à un diabétique des soins d’insuline. La fatigue se ressent de plus en plus, certains s’endorment sur les bancs en bois, certains tournent en rond, la plupart discutent pour passer le temps. Ça vanne Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, ça parle État policier et changement climatique.
Certains sont appelés et partent petit à petit, on ne sait où. Nous applaudissons leur départ et les encourageons pour la suite. Le temps se ralentit. On ne sait pas quoi faire. J’en suis réduit à lire les petites inscriptions gravées sur les bancs en bois. « Liberté, égalité, fraternité mon cul », je hoche la tête et ricane silencieusement.
1h30 du matin. J’entends mon nom, je sors de la geôle et suis menotté juste après avoir mis mes chaussures. Nous sommes accompagnés par groupe de 10 dans une petit camionnette où nous sommes emmenés dans un autre commissariat, dans le Xe arrondissement. Nous sommes, cette fois ci, répartis dans des cellules plus petites, où nous sommes 4 ou 5. Une odeur d’urine très prégnante et des matelas sales, pas de chauffage. On m’appelle pour l’interrogatoire. Je décline mon identité, expose ma version des faits très succinctement, et réfute les chefs d’accusation. Le policier, plus calme que ceux de République, semble saisir ce que je tente d’expliquer. Je regagne ma cellule.
Vers 3h, j’entends mon nom, je sors de la cellule.
– On va vous faire visiter un autre commissariat !
– Encore ?
– Ouais, on arrive pas à répartir tous les interpellés et du coup voilà, là on libère une place.
– Je suis le seul à partir ?
– Oui… Enfin non peut-être que quelqu’un d’autre va partir… Je sais pas… (il demande à un autre policier) en fait pourquoi on fait ça ?
Ça promet.
Je rentre à l’arrière d’une petite voiture de police. Nous faisons quelques centaines de mètres. Glory box de Portishead en fond sonore, la pluie ruisselle sur le pare-brise, que c’est beau une ville la nuit.
J’arrive dans le troisième commissariat, je suis placé dans une petite cellule, bien plus présentable, de 6m². Je suis avec un Anglais, qui n’est visiblement pas là pour les mêmes raisons que moi. Il s’endort rapidement sur son matelas. De mon côté, impossible de fermer l’oeil. Où est mon copain ? Est-ce que ma mère est au courant ? Combien de temps je vais rester là ? Le temps est long, très long. L’Anglais sort de sa garde à vue vers 6h. Je suis désormais seul dans la pièce, sans rien. Deux caméras me surveillent continuellement, logique panoptique. Je vois le jour se lever depuis une bouche d’aération qui donne sur la rue. J’entends les gens rire, discuter, marcher. Que ça me manque de marcher. On me donne, vers 9h, un biscuit et une brique de jus d’orange. J’attends. Je devine des paysages avec les motifs du revêtement au sol. Des cascades, des lagons, des jardins, des rues, des gens. Je tente de dormir à de nombreuses reprises mais j’ai toujours froid, mes pieds sont glacés.
On m’avait parlé d’une possible sortie à 11h, heure à laquelle le magistrat prendrait sa décision. J’essaie de deviner les minutes restantes, je perds la notion du temps. Je suis parfois pris de panique, et si on m’avait oublié ? Et si tout le monde était dehors sauf moi ? Il faut frapper violemment à la vitre de la porte pendant une minute pour qu’un policier puisse nous entendre, pour demander à aller aux toilettes par exemple. Il est visiblement midi, on me sert, dans une boîte en carton à peine chaude, des pâtes sauce tomate. Je n’ai pas le cœur à manger, mais je me force. C’est mon seul vrai repas depuis 12 heures.
15h40. On me sort de la cellule pour regagner l’autre commissariat où sont restés mes affaires. J’y signe la fin de ma garde à vue. Tremblant d’impatience, je manque de déchirer la feuille. Je lâche un petit « vive la démocratie ! » en sortant du commissariat. Enfin, c’est fini.
Tout ça pour dire quoi finalement ? Nous avons devant nous un formidable exemple d’État policier en action. Après avoir fait adopter une loi sur l’état d’urgence portant profondément atteinte aux libertés individuelles, après avoir demandé à pouvoir déroger aux droits de l’Homme, après avoir multiplié les perquisitions et les assignations à résidence de militants écolos, notre gouvernement émiette ce qu’il reste de démocratie en empêchant les gens de manifester. Car qu’est-ce que la démocratie sans la discussion collective ? Sans le partage créé par la manifestation ? Sans, finalement, l’espace publique qui permet la rencontre ? On tente aujourd’hui d’isoler les citoyens, de fermer les échanges, les lieux de paroles, on tente de nous enfermer dans la logique irréelle et absurde de la solitude, de l’individualisme, de la peur de l’autre, de la haine de l’autre. Les médias dominants ont, comme à leur habitude, usé de leur rôle de miroir déformant en généralisant la manifestation à des soi-disant « casseurs d’ultra-gauche » (certainement pro-Daesh aussi tant qu’on y est ?), jouant ainsi dans la même cour que l’exécutif, l’un relayant la voix de l’autre, comme le montre Lordon dans une très bonne tribune sur son blog du Monde Diplo. J’ai la peur au ventre, la peur et la rage au ventre, de voir petit à petit une République s’affaisser et réduire l’État de droit en un vulgaire slogan publicitaire rempli d’astérisques.
J’ai peur quand je vois un Premier Ministre, concentrant les pouvoirs, se satisfaire pleinement du nombres d’interpellations, du nombres d’assignations, de perquisitions et ne pas exclure une extension de l’état d’urgence. J’ai peur quand je vois des gens s’indigner de l’indignation elle-même, en se prétendant anti-système et en croyant, par le truchement des médias, les mêmes inepties continuellement répétées. Ce système orwellien nous habitue à la terreur, et réussit à nous persuader du bien-fondé d’un État policier. Jamais nous ne sommes redescendus sur l’échelle Vigipirate, jamais nous ne voyons nos libertés s’étendre. Comme une grenouille dans une eau qui boue, nous constatons, impuissants, l’aspect quasi-irréversible de notre situation, tout en s’en satisfaisant de plus en plus. Non Monsieur Valls, la sécurité n’est pas la première des libertés, c’est la Liberté qui est la première des sécurités. Tant que nous ne mettrons pas sur la table des solutions durables, le terrorisme continuera, et la terreur se répendra. Tant que nous continuerons à penser qu’il faille donner raison aux terroristes en se réfugiant dans des logiques Bushistes et identitaires, nous continuerons à voir sombrer l’État de droit et la démocratie. Le climat d’ailleurs, parlons-en, est une cause indirecte de la menace terroriste. Profitant des flux de migrations, des groupes, comme Boko Haram au Nigeria, récupèrent les populations les plus pauvres et s’en servent comme de chair à canon. Tant que nous ne couperons pas clairement les relations diplomatiques avec les pays alliés de cette horreur, nous n’arriverons à rien. Tant que nous considérerons que c’est une « guerre » qu’il faut mener et qu’il nous suffit de bombarder (souvent des populations victimes des terroristes, au passage) pour régler tous les problèmes, nous n’arriverons à rien.
24h après le drame, je retourne à République. Jour gris. Le vent souffle, j’aperçois, tracée sur la bouche d’une statue du monument brandissant un drapeau, une croix noir. Je souris bêtement… et je pleure.
(Article initialement publié sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/leo-lefrancois/blog/011215/de-letat-durgence-letat-policier)
J’ai également témoigné auprès du Bondy Blog ici.